En fin de semaine, nous sommes allés à l’urgence avec petite
É. Elle a fait une mauvaise chute et avait de grandes douleurs au cou. Finalement,
les radiographies n’ont révélé aucune atteinte à la colonne vertébrale et elle
s’en tire avec un solide torticolis. On a eu toute une frousse, c’est fragile
un cou, mais ce n’est rien de grave, heureusement!
L’urgence était très achalandée et plusieurs patients
étaient couchés sur des civières, dans le couloir, faute de chambres.
Tandis que nous attendions que petite É. passe ses
radiographies, j’ai aperçu un homme qui semblait très âgé, semi-couché dans sa
civière. Il n’avait presque plus de cheveux, sa peau était si pâle et mince qu’on
pouvait clairement distinguer ses veines à travers. Il était mal installé dans
son lit, sa couverture avait glissé et laissait voir ses jambes toutes maigres
et son caleçon blanc. Il était seul, sans accompagnateur.
Je le voyais se tortiller de plus en plus sur son lit.
Lorsque la radiologiste est passée près de lui, il a tenté d’attirer son attention :
« C’est parce qu’il faudrait que j’aille aux toilettes… » La
radiologiste, l’air ennuyée, lui répondit : « Vous ne pouvez pas y
aller, vous attendez pour vos radios. »
Docile, le vieil homme s’est recouché, l’air mal à l’aise et
inconfortable. Lorsque la radiologiste est passée à nouveau devant lui, il lui
dit à nouveau : « Faut que j’aille aux toilettes… » Elle lui
répondit, d’un ton impatient, sans même le regarder : « Je vais voir
ce que je peux faire ». Le monsieur m’a regardée, l’air dépité. Nous
savions tous les deux qu’elle ne ferait probablement rien du tout.
Le monsieur se tortillait de plus en plus. Au bout d’un
moment, n’y tenant plus, il a essayé de se lever de son lit. Je lui ai alors
dit de rester assis, que j’irais trouver quelqu’un pour l’aider, moi. J’ai vu
un membre du personnel, je ne sais pas de quelle profession, entrer dans un
bureau au fond du corridor. Je m’y suis dirigée.
Moi : « Excusez-moi, madame, mais il y a un
monsieur très âgé qui a besoin d’aller aux toilettes, il demande depuis
longtemps et personne n’est venu l’aider. Là, il essaie de se lever pour y
aller… »
Intervenante, en soupirant : « Ah ben non, il ne peut
pas se lever! »
Elle s’est dirigée vers lui : « Vous ne pouvez pas
vous retenir, monsieur? Vous n’avez pas de couche? »
Monsieur : « Non, pas de couche. Non, là, je ne
peux plus me retenir ben ben… »
Elle a quitté et quelques instants plus tard, une préposée
aux bénéficiaires est enfin arrivée avec un contenant pour recueillir l’urine.
Préposée, parlant très fort : « Vous êtes monsieur
qui, vous? »
Monsieur : « Monsieur X. »
Préposée : « Vous venez d’où? »
Monsieur : « De Saint-Hilaire »
Préposée, riant : « Hahaha, ben non, pas votre
ville, votre département d'hôpital! Vous venez des urgences? De la gériatrie?
Bon, vous allez faire pipi là-dedans ».
Monsieur : « C’est parce que j’ai une autre envie… »
Préposée, l’air découragée : « Ah ouin… ben là va
falloir que j’aille voir dans votre dossier, je ne sais pas si je peux vous
lever. »
Elle quitte, et revient plus tard accompagnée d’une autre
préposée.
Préposée 1 : « Je ne trouve pas son dossier,
je ne sais pas si on peut le lever. On apporte une bassine? »
Moi, qui assistais à la scène, j’étais mortifiée de penser
que ce pauvre monsieur devrait faire caca dans une bassine, dans un couloir
passant, sous les néons, sans aucune intimité.
Préposée 2 : « Attends, je vais retourner
voir les dossiers ».
Pendant ce temps, l’autre préposée est restée près du monsieur,
silencieuse. Elle ne lui a pas parlé, ne s’est pas intéressée à lui, ne lui a
posé aucune question.
Préposée 1, de retour, toujours en parlant vraiment très
fort : « C’est beau, on peut le lever! Venez-vous en, monsieur,
on s’en va à la toilette! »
Les préposées se mirent à deux pour aider le vieil homme à
se diriger vers la salle de bain. Il marchait à tout petits pas, sur ses
petites jambes frêles. J’ai pensé qu’il allait être mieux bientôt. Avoir mal au
ventre pendant plus d’une demi-heure sans pouvoir soulager son intestin, ça
doit être terriblement inconfortable…
Je n’ai pas revu le monsieur, puisque peu de temps après,
petite É. a terminé ses examens en radio et nous avons été emmenés dans une
autre salle. Mais j’y ai beaucoup repensé.
Ce monsieur X, de Saint-Hilaire, avait toute une vie
derrière lui. Peut-être avait-il eu une entreprise, ou un commerce, ou qu’il
avait été employé quelque part. Peut-être aimait-il les arts, ou le sport. Il
avait peut-être une épouse, ou peut-être en a-t-il eu plusieurs au cours de sa
vie, qui sait? Des enfants, des petits-enfants, peut-être même des
arrière-petits-enfants? Peut-être pas. C’était peut-être un homme solitaire. Ou
un vieux garçon. Ou pas. Il a sans doute accompli plein de choses intéressantes
dans sa vie. Il a peut-être déjà été reconnu pour des qualités ou des
accomplissements particuliers. Peut-être pas non plus.
En fait, monsieur X, de Saint-Hilaire, est vieux. Sa vie,
son passé, les événements qui ont fait de lui l’homme qu’il est n’ont pas
beaucoup d’importance, quand il est seul à l’urgence. Sans doute les
intervenants n’ont-ils pas le temps de s’intéresser à lui, ils sont très
occupés après tout. Ou peut-être ne sont-ils pas très intéressés, tout
simplement.
Ce soir-là, Monsieur X de Saint-Hilaire n’était qu’un vieil
homme mal pris parce qu’il avait envie de caca.
Nous sommes bien peu de chose. Surtout quand on est vieux.
J’ai vraiment peur de vieillir…